La piste aux étals
Tu mitonnes ! Chaque vendredi, passage en cuisine et réveil des papilles. Aujourd’hui, promenade dans un marché lillois et ombellifères à gogo.
Je sais pas vous mais, nous, ce plafond gris scellé au-dessus de nos têtes, ça a fini par nous foutre la rate au court-bouillon. Z’avez pas idée depuis combien de temps que ça dure, cette punition. Une tripotée de mois, hein, qu’on pousse tous les matins la lourde sur le gris et la froidure du dehors ; que le parapluie est devenu notre béquille, qu’on s’est abonné au site Vigicrues pour surveiller avec angoisse le bassin amont de la Seine et le débit de la Marne moyenne ; que si ça continue, on va dormir avec notre Barbour et vivre sur pilotis.
Nous voilà donc tous gaugés jusqu’à l’os à force de traîner nos bottes sur le plancher des vaches inondé. Même Verlaine y aurait noyé ses vers. Remember le français du bac : «Ô bruit doux de la pluie / Par terre et sur les toits ! Pour un cœur qui s’ennuie / Ô le chant de la pluie !» Ben, vas-y donc mon gars, continue de chanter sous la pluie, nous, on a vraiment envie de mettre les bouts. Mais vu qu’on n’a pas l’artiche pour se délocaliser à Tataouine ou la belle gueule pour épouser une baronne à Monaco, on va se contenter d’une petite promenade de santé, histoire de se désherber le mouron des neurones et de faire prendre l’air à notre panier à commissions. Parce qu’aller au ravitaillement - même dans le crachin -, c’est encore la meilleure façon de se refaire les niveaux de l’humeur et de la cambuse. Et nous, on n’a qu’un point cardinal pour faire briller les mirettes : le marché, ses camelots, ses cageots, ses miettes de vie, ses trognons de chou-fleur et ses brèves de trottoir.
Œillade. Alors l’autre jour, ça nous prend comme une envie de chiroubles. On met le cap sur Wazemmes, qu’est un quartier de Lille. Ça fait un bail qu’on nous vante le marché de Wazemmes comme les délices de Capoue, paraît même que ce serait le ventre de Lille. On débarque place de la Nouvelle-Aventure, qu’est vaste comme un foirail et qui, tous les dimanches matins, s’emplit comme un caravansérail où l’on se faufile entre les étals de bigarreaux de Cavaillon, de petits pois, d’épices pour harissa, de rubans et de bobines de fils de couture, de plants de tomates à repiquer. On croise des vendeuses de fringues juchées sur des escabeaux et des peintres de croûtes énigmatiques qui enflamment Paris et Bruxelles à coups de couleurs psychédéliques.
L’illustre Nabila s’est arrêtée à Wazemmes, où des tee-shirts fluo à sa gloire pendouillent sur des cintres. C’est peu dire qu’il y a de quoi remplir son bouillon et flamber son larfeuille parmi ces chalands enjoués qui s’en vont également folâtrer aux alentours de la place de la Nouvelle-Aventure. Rue Gambetta, on hume le parfum du sucre chaud des gaufres fourrées (cassonade, vanille, noisette…) tandis qu’un grand gaillard s’égosille en faisant l’article pour ses bouquets de fleurs de la fête des mères. Plus loin, un joueur de saxophone avec une gueule de vieux julot lance des œillades à des douairières attifées comme pour le thé dansant du dimanche après-midi. Au fil de la matinée, des fumets de boustifailles chaudes embaument le marché, où les nourritures de rue font florès : on s’attarde devant une imposante rôtisserie ambulante où le lapin à la moutarde voisine avec le poulet fermier et la canette rôtie.
A côté, on peut tenter la flamiche au Maroilles, les bricks à la viande, la crêpe thaïe (viande hachée, crevette, soja, coriandre) ou les inévitables nems. On se dit qu’avec ses rues basses et son imposante église de briques rouges, Wazemmes a conservé un air du village qu’il fut jusqu’à son rattachement à Lille sous le Second Empire. On devine à sa géographie que le marché du dimanche rassemble à la fois le quartier populaire - anciennement ouvrier - et une clientèle plus argentée. Ainsi, rue Jules-Guesde, c’est une vie de peu qui défile avec ses cartons de chips (cinq paquets pour 2,5 euros), ses faluches (pains ronds à 0,70 euro), ses touffes de coriandre, de menthe et d’oignons nouveaux entassés sur un vieux landau déglingué.
Mirage. Au passage, on s’arrête chez Félix et ses milliers de pompes rangées comme à la parade sur leurs présentoirs de bois. Plus loin, dans le dédale d’un bric-à-brac, un homme achète deux boîtes de légumes de couscous bradées alors que, de l’autre côté de la place, les halles de Wazemmes sont un garde-manger fort réjouissant qui agite les papilles et les cordons de la bourse. Il y a les kippers, qui sont comme des papillons dorés sur le stand de la Bonne Pêche ; le fort d’Ambleteuse, un fromage qui ressemble à un délicat mamelon sur l’étal de la Finarde. On s’attarde sur une débauche de charcutailles parmi les spécialistes polonaises du Porc d’attache, pour finalement croquer dans une fieffée saucisse fumée.
«C’est le marché de la bonne nourriture», dit Grégory Delassus, qui élève sans cochonneries chimiques ses porcs et ses vaches highlands qu’il transforme ensuite en grillades, rôtis et charcuteries bio. Sur son stand de la Belle Ferme (1), on lorgne les pâtés à la bière Sauvageonne parsemés de brins du foin de l’exploitation qui parfume la chair. Il y a aussi la tranche moelleuse des jambons blanc et fumé, le subtil persillé de l’entrecôte et le joli agencement de la queue de bœuf. «Les gens qui viennent ici remplissent leur panier pour la semaine, explique Grégory Delassus. Ils achètent aussi de l’environnement et de la pédagogie, car ils veulent comprendre comment pousse et s’élève ce qu’ils mangent.» On quitte les halles sur le mirage interdit d’un gâteau roulé aux graines de pavot et la tentation d’une mimolette extra-vieille (vingt-deux mois). On se console avec un gros bouquet de coriandre et, surtout, on va se poser à la terrasse de Chez Ben, devant une pinte de Karmeliet qui fait chaleureusement mousser notre fin de marché.
(1) Ferme du Beau-Pays, 360 rue Cayonque, 59 190 Borre. Rens. : 03 28 41 89 08